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Le lien entre la Libye et la tragédie de Manchester
By John Pilger
Global Research, July 19, 2017
Consortium News 31 May 2017
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A chaque fois qu’une affreuse attaque terroriste touche l’Occident, la règle dans le monde politico-médiatique est de rejeter tout lien entre l’atrocité et les guerres occidentales menées au sein du monde arabe, une occultation s’appliquant maintenant à l’attentat à la bombe de Manchester, fait remarquer John Pilger.

Dans la campagne en faveur des élections législatives en Grande-Bretagne, voici ce qu’on ne peut pas dire : les causes de l’atrocité de Manchester, au cours de laquelle 22 personnes, pour la plupart des jeunes, ont été assassinées par un djihadiste, sont ignorées afin de protéger les secrets de la politique étrangère britannique.

Des questions cruciales, telles que celles de connaître les raisons pour lesquelles les services de sécurité intérieure MI5 ont maintenu des « agents » terroristes (c’est-à-dire des terroristes dont l’action a servi et/ou pourrait servir les intérêts des services secrets anglais, dans le cas présent en Libye, ndt.) à Manchester, et pourquoi le gouvernement n’a pas averti le public du danger auquel il était exposé, demeurent sans réponse et sont détournées par la promesse d’une « enquête » interne.

L’auteur putatif de l’attentat-suicide à la bombe, Salman Abedi, faisait partie d’un groupe extrémiste, le Groupe islamique combattant en Libye (GICL), qui s’est développé à Manchester et fut préparé et utilisé pendant plus de 20 ans par le MI5. Le GICL est interdit en Grande-Bretagne en tant qu’organisation terroriste, dont le but est l’instauration « d’un Etat islamique rigoriste » en Libye et « fait partie de la mouvance islamique extrémiste globale, telle qu’elle est inspirée par al-Qaïda ».

La preuve définitive de leur utilisation se situe à l’époque où la Premier ministre Theresa May était secrétaire d’Etat à l’Intérieur [ministre chargé de la politique intérieure, de l’immigration et de la citoyenneté, ndt.] ; les djihadistes du GICL furent autorisés à voyager sans contrainte en Europe et encouragés à se joindre au « combat » : dans un premier temps pour renverser le colonel Kadhafi en Libye, puis pour rejoindre les groupes affiliés à al-Qaïda en Syrie. L’année dernière, le FBI aurait placé Abedi sur une « liste de surveillance de terroristes » et aurait averti le MI5 de la recherche par son groupe d’une « cible politique » en Grande-Bretagne. Pourquoi n’a-t-il pas été appréhendé et son réseau empêché de planifier et d’exécuter les événements atroces du 22 mai ?

Ces questions sont soulevées en raison d’une fuite au sein du FBI, démolissant la thèse du « loup solitaire » émise à la suite de l’attaque du 22 mai – d’où l’indignation inhabituelle et paniquée de Londres à l’égard de Washington et les excuses de Donald Trump.

L’attentat de Manchester brise l’omerta de la politique étrangère britannique et révèle son pacte faustien avec l’extrémisme islamique, en particulier avec les sectes wahhabites et salafistes, dont le principal soutien et banquier est le royaume pétrolier d’Arabie saoudite, le plus important client de l’industrie britannique de l’armement.

Ces noces entre empires remontent à la Seconde Guerre mondiale et aux débuts des Frères musulmans en Egypte. L’objectif de la politique britannique était de stopper le panarabisme : des Etats arabes développant un sécularisme moderne, affirmant leur indépendance d’un Occident impérial et contrôlant leurs ressources. La création d’un Etat d’Israël rapace était un moyen de faciliter cela. Le panarabisme a depuis lors été détruit ; le but maintenant est de diviser et de conquérir.

Les « Manchester Boys »

En 2011, selon Middle East Eye, le GICL de Manchester était connu sous le nom des « Manchester Boys ». Opposants implacables à Mouammar Kadhafi, ils étaient considérés comme extrêmement dangereux et nombre d’entre eux étaient sous contrôle du département de l’Intérieur (assignés à résidence) lorsque les manifestations contre Kadhafi commencèrent en Libye, pays constitué d’une multitude de tribus rivales.

Soudainement, les ordres de contrôle ont été levés. « J’ai été autorisé à partir, sans aucune question », a déclaré un membre du GICL. Le MI5 leur a rendu leur passeport et la police antiterroriste de l’aéroport de Heathrow a été invitée à les laisser embarquer dans leurs vols.

Le renversement de Kadhafi, qui contrôlait les plus grandes réserves pétrolières d’Afrique, était depuis longtemps prévu à Washington et à Londres. Selon le renseignement français, le GICL avait fait plusieurs tentatives d’assassinat contre Kadhafi dans les années 90 – financées par les services secrets britanniques. En mars 2011, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont saisi l’occasion d’une « intervention humanitaire » et ont attaqué la Libye. Ils ont été rejoints par l’OTAN sous le couvert d’une résolution des Nations Unies visant à « protéger les civils ».

En septembre dernier, une enquête du Comité spécial sur les Affaires étrangères de la Chambre des communes a conclu que le Premier ministre d’alors David Cameron avait mis le pays en guerre contre Kadhafi sur une série « d’hypothèses erronées » et que l’attaque « avait mené à l’essor de l’Etat islamique en Afrique du Nord ». Le comité de la Chambre des communes a cité ce qu’il a appelé la description « lapidaire » par le président Barack Obama du rôle de Cameron en Libye : un « spectacle de merde ».

En fait, Obama a été un acteur de premier plan dans ce « spectacle de merde », poussé par sa secrétaire d’Etat belliciste, Hillary Clinton, et par les médias qui accusaient Kadhafi de planifier un « génocide » contre son propre peuple. « Nous savions […] que si nous attendions encore un jour », a déclaré Obama, « Benghazi, une ville de la taille de Charlotte, pourrait être la victime d’un massacre qui aurait retenti dans toute la région et aurait entaché la conscience du monde. »

L’histoire du massacre a été fabriquée par des milices salafistes, sur le point d’être vaincues par les forces gouvernementales libyennes. Ils ont déclaré à Reuters qu’il y aurait « un vrai bain de sang, un massacre comme nous l’avons vu au Rwanda ». Le comité de la Chambre des communes a déclaré : « La thèse selon laquelle Mouammar Kadhafi aurait ordonné le massacre de civils à Benghazi n’était étayée par aucune preuve disponible. »

Détruire la Libye

La Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis ont effectivement détruit la Libye en tant qu’Etat moderne. Selon ses propres statistiques, l’OTAN a lancé 9700 « frappes » dont plus d’un tiers ont touché des cibles civiles. Elles comprenaient des bombes à fragmentation et des missiles à ogives contenant de l’uranium. Les villes de Misurata et de Syrte ont été tapissées de bombes. L’UNICEF, l’organisation de l’ONU qui s’occupe des enfants, a déclaré qu’une forte proportion des enfants tués « avait moins de dix ans ».

Plus que « leur essor » – l’Etat islamique avait déjà pris racine dans les ruines de l’Irak suite à l’invasion de Tony Blair et George W. Bush en 2003 –, ces extrémistes moyenâgeux avaient maintenant pour base toute l’Afrique du Nord. L’attaque a également provoqué une fuite éperdue de réfugiés vers l’Europe.

Cameron a été accueilli à Tripoli en « libérateur », ou a imaginé qu’il l’était. Les foules qui l’acclamaient contenaient celles recrutées et formées secrètement par le SAS [Special Air Service, unité de forces spéciales britanniques] et inspirées par l’Etat islamique, comme les « Manchester Boys ».

Pour les Américains et les Britanniques, le véritable crime de Kadhafi était son indépendance iconoclaste et son plan d’abandonner le pétrodollar, un pilier du pouvoir impérial américain. Il avait audacieusement prévu de garantir une monnaie commune africaine basée sur l’or, d’établir une banque panafricaine et de promouvoir une union économique des pays pauvres ayant des ressources précieuses. Que cela ait pu ou non se réaliser, l’idée même était intolérable pour les Etats-Unis alors qu’ils se préparaient à « entrer » en Afrique et à soudoyer les gouvernements africains avec des « partenariats » militaires.

Après avoir perdu le contrôle de Tripoli, Kadhafi s’est enfui pour sauver sa vie. Un avion de la Royal Air Force a repéré son convoi et, dans les décombres de Syrte, il a été capturé et sodomisé avec un couteau par un fanatique décrit dans les informations comme « un rebelle ».

Après avoir pillé l’arsenal d’une valeur de 30 milliards de dollars de la Libye, les « rebelles » ont avancé vers le sud, terrorisant les villes et les villages. En traversant le Mali subsaharien, ils ont détruit la fragile stabilité de ce pays. Les Français toujours prêts ont envoyé des avions et des troupes dans leur ancienne colonie « pour combattre al-Qaïda », la menace qu’ils avaient aidé à créer.

Le 14 octobre 2011, le président Obama a annoncé qu’il envoyait des troupes des Forces spéciales en Ouganda pour se joindre à la guerre civile. Au cours des mois suivants, des troupes de combat américaines ont été envoyées au Soudan du Sud, au Congo et en République centrafricaine. Une fois la Libye neutralisée, l’invasion américaine du continent africain eut lieu – sans aucune médiatisation.

Vente d’armes

A Londres, l’une des plus grandes foires aux armements du monde a été organisée par le gouvernement britannique. Le buzz dans les stands était l’« effet de démonstration en Libye ». La Chambre de commerce et d’industrie de Londres avait tenu une avant-première intitulée « Moyen-Orient : un vaste marché pour les entreprises britanniques de défense et de sécurité ». L’hôte était la Banque Royale d’Ecosse, un investisseur majeur dans les bombes à fragmentation, qui ont été largement utilisées contre des cibles civiles en Libye. L’argumentaire de la présentation des armements de la banque saluait les « opportunités sans précédent pour les entreprises britanniques de défense et de sécurité ».

En avril, le Premier ministre Theresa May était en Arabie saoudite, pour vendre encore davantage d’armes britanniques, outre celles déjà achetées pour 3 milliards de livres par les Saoudiens et utilisées contre le Yémen. Basés dans des salles de contrôle à Riyad, des conseillers militaires britanniques assistent les bombardements saoudiens ayant tué plus de 10 000 civils. Il y a maintenant des signes clairs de famine. Un enfant yéménite décède toutes les 10 minutes d’une maladie évitable, a déclaré l’UNICEF.

L’attentat de Manchester du 22 mai est le produit de cette implacable violence étatique dans des endroits reculés, violence promue une grande partie par les Britanniques. Nous n’avons guère connaissance de la vie et des noms de ces victimes.

Cette vérité doit lutter dur pour être entendue, tout comme elle a eu du mal à être entendue lorsque le métro de Londres a subi des attentats à la bombe le 7 juillet 2005. Parfois, un citoyen lambda rompt le silence, comme cet habitant de l’Est londonien qui passa devant une équipe vidéo de CNN et son journaliste débitant des platitudes et lança : « L’Irak ! Nous avons envahi l’Irak. A quoi nous attendions-nous ? Allez-y, dites-le ! »

Lors d’un grand rassemblement médiatique auquel j’ai assisté, beaucoup d’invités importants ont prononcé « Irak » et « Blair » comme une sorte de catharsis pour ce qu’ils n’osaient pas dire professionnellement et publiquement. Pourtant, avant d’envahir l’Irak, Blair avait été averti par le Comité conjoint du renseignement [établissant pour le Premier ministre une synthèse des informations des services de renseignement britanniques, ndt.] que « la menace d’al-Qaïda augmentera avec le démarrage de toute action militaire contre l’Irak. – La menace mondiale d’autres groupes et individus terroristes islamistes augmentera considérablement ».

Tout comme Blair avait rapporté en Grande-Bretagne la violence de son « spectacle de merde » sanglant, le sien et celui de George W. Bush, David Cameron, soutenu par Theresa May, a aggravé son crime en Libye avec ses horribles répercussions, parmi lesquelles il faut également compter les morts et les mutilés de la Manchester Arena du 22 mai.
Les pirouettes sont de retour, sans surprise : Salman Abedi a agi seul ; c’était un criminel insignifiant, pas plus que cela ; le vaste réseau révélé la semaine dernière par une fuite américaine a disparu. Mais pas les questions.

Comment Abedi a-t-il pu voyager librement à travers l’Europe vers la Libye et revenir à Manchester quelques jours seulement avant de commettre son terrible crime ? Theresa May a-t-elle été informée par le MI5 que le FBI l’avait suivi comme membre d’une cellule islamique prévoyant d’attaquer une « cible politique » en Grande-Bretagne ? Dans la campagne électorale actuelle, le chef du parti travailliste, Jeremy Corbyn, avait fait prudemment référence à une « guerre contre le terrorisme ayant échoué ». Comme il le sait, cela n’a jamais été une guerre contre le terrorisme, mais une guerre de conquête et de subversion. Palestine. Afghanistan. Irak. Libye. Syrie. L’Iran devrait être le prochain pays. Qui aura le courage de le dire, avant qu’il n’y ait un autre Manchester ?

John Pilger

Article original en anglais : John Pilger, Libya’s Link to Manchester’s Tragedy, Consortium News, le 31/5/17

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr

John Pilger est un journaliste et réalisateur de documentaires australo-britannique. 

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